Deux ans pour un dossier d'investissement

 

Entre Saône et Rhône. A Lyon on a éparpillé les compétences, rendant ainsi le fonctionnement de la métropole difficilement lisible pour les habitants.

 

La troisième ville de France possède, avec son agglomération, la taille pour jouer dans la cour des grandes cités européennes. Mais elle détient aussi, avec pas moins de sept échelons de décision, le record national donc mondial de l'empilement administratif. Puzzle français

 

En bordure de la « banane bleue », qui de la plaine de la Tamise à celle du Pô concentre la puissance économique de l'Europe, l'agglomération lyonnaise est, avec Paris, la seule en France à pouvoir aspirer au rang de métropole européenne. Ce qui a le don d'agacer André Soulier, chargé du rayonnement international auprès du maire de Lyon, Raymond Barre : « Quand j'entends des responsables nationaux vanter les atouts dont dispose Lyon, j'ai envie de leur dire : "Vous me gonflez !" Lyon, c'est Gulliver entravé. Nous possédons le record de l'empilement des échelons administratifs. Pour monter le dossier d'un investissement, il faut compter deux ans. Moitié moins pour le réaliser. »

Lyon, son saucisson et ses administrations en rondelles : de l'échelon de base - l'arrondissement - jusqu'au sommet de la pyramide administrative - l'Europe -, le citoyen lyonnais voit sa vie réglée par sept collectivités, pas moins : conseil d'arrondissement, conseil municipal, communauté urbaine, conseil général, conseil régional, Etat et enfin Europe. Qui dit mieux ? En France, personne. Paris et Marseille, les deux seules autres villes découpées en arrondissements, ne possèdent pas de communauté urbaine. Quant aux autres agglomérations regroupées en communautés urbaines, leurs villes-centres ne sont pas découpées en arrondissements.

Il y a quelques semaines, présentant un nouvel outil commun de développement économique entre le Rhône et la Loire, Raymond Barre avait persiflé en désignant les élus qui l'encadraient à la tribune : « Vous avez là une démonstration de la complexité de l'administration française. » L'ancien Premier ministre ne fait guère mystère de l'identité de l'échelon qui à ses yeux est devenu obsolète : le département. André Soulier est encore plus clair : « Le Rhône, c'est comme l'Autriche : une grosse tête - Lyon qui figure Vienne - et des membres grêles. » L'agglomération lyonnaise - la communauté urbaine - avec ses 55 communes, où vivent 1,2 million d'habitants, domine de sa puissance un département qui totalise 1,6 million de Rhodaniens. Le Rhône est l'un des plus petits départements de France. C'est le fruit de l'histoire et plus particulièrement de l'acte fondateur de la défiance des Lyonnais envers Paris : en 1793, pour punir la ville, après une sanglante répression, la Convention avait décrété : «Lyon n'est plus. » Dans la foulée, le département de Rhône-et-Loire, dont elle était le chef-lieu, était coupé en deux.

Aujourd'hui l'expansion de la métropole urbaine vient se heurter aux frontières des départements voisins de l'Ain, de l'Isère et de la Loire. Exemple des conséquences de cette incongruité : le 4 janvier 1966, lorsque la raffinerie de Feyzin - en Isère, mais à une quinzaine de kilomètres de Lyon - explose, c'est le préfet installé à Grenoble, à une centaine de kilomètres, qui gère les opérations. Les pompiers de Lyon ne sont appelés en renfort qu'après ceux de Vienne, qui ne disposent pourtant pas de moyens aussi efficaces. Une quinzaine d'entre eux y laisseront leur vie dans une nouvelle explosion qui aurait pu être évitée s'ils étaient intervenus plus tôt. La catastrophe aura permis d'ajuster les découpages administratifs à la réalité géographique et humaine : trois ans plus tard, lorsque Lyon s'est doté d'une communauté urbaine, ses communes limitrophes - dont Feyzin - rentrent dans le giron du Rhône : « Pour vraiment réformer dans ce pays, il faut qu'il y ait des morts », en conclut André Soulier.

Les nouvelles créations administratives - le conseil régional, élu au suffrage universel, ou les pouvoirs donnés aux conseils d'arrondissement dans le cadre de la loi Paris-Lyon-Marseille, pour parler des plus récentes - n'ont entraîné aucune suppression d'anciennes collectivités. On a empilé les structures, éparpillé leurs compétences, rendant ainsi le fonctionnement de la métropole lyonnaise difficilement lisible pour ses habitants. Dans le domaine scolaire, par exemple. Passons sur les crèches, dont les inscriptions sont prises dans les mairies d'arrondissement, mais qui sont gérées par la Ville. C'est la Ville également qui entretient maternelles et écoles primaires. L'Education nationale a la charge de l'enseignement, mais, pour certains cours -musique, langues vivantes -, c'est la municipalité qui finance les postes. Les bâtiments des collèges, leur construction, leur implantation, leur entretien sont à la charge du département. Mais passé la classe de troisième, c'est la région Rhône-Alpes qui prend le relais pour les lycées. Région que l'on retrouve dans le domaine de l'enseignement supérieur, où elle subventionne les universités, en liaison avec l'Etat via le ministère, et les bourses d'étudiants à l'étranger. Là, ses compétences croisent celles de l'Europe avec les programmes d'échange Erasmus. En cas de problème dans le domaine de l'éducation, une des premières démarches, pour ceux qui veulent agir ou protester, est donc d'identifier le bon interlocuteur.

C'est dans le domaine de l'action sociale que s'enchevêtrent le plus les différentes administrations. Depuis les lois de décentralisation de 1982, l'action sociale est plus particulièrement dévolue au département. Cependant, le domaine est trop sensible pour que les communes, premières sollicitées du fait de leur proximité, s'en désintéressent. Chaque mairie s'est dotée d'un centre communal d'action sociale, dont l'activité vient interférer avec celle des services de l'Etat ou du département. Michel Mercier, le président du conseil général du Rhône, voit dans l'action sociale une des raisons d'être du département : « On dit qu'il ne sert à rien, mais, s'il n'était pas là, qui viendrait homogénéiser les différentes politiques sociales des communes de l'agglomération ? Le département intervient dans des domaines peu spectaculaires, qui ne font pas gagner les élections, mais avec lesquels on construit une société plus humaine. Je suis d'accord pour le supprimer, mais il faudrait alors que les communes fusionnent pour offrir partout les mêmes services. » Et le président du département de renvoyer la pierre dans le jardin lyonnais : « Sans son agglomération, Lyon est une petite ville de 414 000 habitants. Tant qu'elle restera à cette taille, tant que les communes de l'agglomération n'auront pas fusionné, elle aura besoin du département pour assurer les fonctions de véritable métropole européenne. »

La fusion de la communauté urbaine en une seule collectivité dont le président serait élu au suffrage universel est le serpent de mer de l'agglomération lyonnaise. Le voisinage immédiat d'une grande ville de 100 000 habitants - Villeurbanne, traditionnellement terre de gauche, face à Lyon, plutôt conservatrice - complique la donne. Chacune des deux villes assurant le leadership dans son camp respectif, il a longtemps suffi à leurs dirigeants de s'entendre « à la lyonnaise » autour d'une table chez Nandron ou Brazier pour régler les problèmes communs d'équipement, d'urbanisme, de voirie ou de transport. Ce que l'on a appelé le Yalta entre Lyon et Viljeurbanne a fonctionné pour le plus grand bonheur des élus locaux, trouvant dans la multiplication des structures autant de postes à convoiter, autant de domaines où exercer le clientélisme propre à gagner les électeurs.

« Les partisans de la restructuration des administrations ont jusqu'à présent toujours échoué devant ceux de la reconduction des systèmes », dit Gilles Buna. Elu vert soutenu par la gauche plurielle, il est au cœur des contradictions puisqu'il est maire d'arrondissement, membre de l'opposition à Raymond Barre au conseil municipal, mais se retrouve à côté du même Raymond Barre, cette fois président de la communauté urbaine, dans l'exécutif de l'agglomération que l'ancien Premier ministre a voulu ouvrir à toutes les sensibilités. Il est, de plus, conseiller général : « Le canton recouvre exactement mon arrondissement, ce qui n'est pas le cas partout à Lyon. Il était donc logique que je veuille défendre au conseil général les intérêts de l'arrondissement. » La démarche est cohérente, mais elle ne favorise pas la compréhension de la machinerie administrative et politique. Cela ne change guère le comportement des citoyens, qui ont pour premier réflexe de se tourner vers l'institution la plus proche, c'est-à-dire la mairie d'arrondissement : « Hormis les demandes d'associations habituées des dédales administratifs, je ne reçois des doléances qu'au titre de maire. Tout y passe, dans des domaines où je n'ai absolument pas compétence pour agir. On se transforme en mur des Lamentations, il faudrait être Shiva, déesse aux mille bras, pour répondre à des demandes qui normalement ne concernent pas les maires d'arrondissement. »

Pour rendre plus compréhensibles leurs actions, élus ou fonctionnaires ont inventé un nouveau mot : le « décroisement » des financements. Il s'agit d'arrêter de faire appel à plusieurs collectivités pour financer un projet ou une activité : « Avec les financements croisés, c'est la collectivité qui a le meilleur service de communication qui s'attribue, aux yeux des habitants, la paternité de la réalisation », constate Michel Mercier. Ainsi, le conseil général a préféré ne pas apporter une part de financement dans les établissements culturels lyonnais, choisissant plutôt de s'en voir confier deux qu'il gère complètement. De même, les services de secours et d'incendie seront bientôt entièrement sous sa seule responsabilité. En échange, la communauté urbaine prendra désormais seule en charge les transports en commun sur son territoire : « Il est important de permettre aux administrés de comprendre qui fait quoi. Mais l'essentiel reste finalement que cela soit fait », conclut le président du conseil général.

 

ROBERT MARMOZ

LE NOUVEL ORSERVATEUR