Ils répètent dans l'un des plus beaux studios qui soient au monde, les trente danseurs du Ballet de Lyon. Un espace généreux, tout en verre, flottant comme en suspension au-des­sus de la ville. Depuis six ans maintenant, c'est un fascinant paysage urbain, où coupoles et clochetons surgissent dans l'ondoiement des toits, qui sert de toile de fond aux travaux de choré­graphes venus de tous les horizons.

 

De jour, le spectacle est enchanteur. De nuit, il  est  féerique. Et cet écrin exceptionnel paraît n'avoir été conçu que pour abriter l'éla­boration de chefs-d'œuvre.Venus des quatre coins de l'Europe, les danseurs occupent les lieux dès 10 heures le matin jusqu'au soir à 7 heures, répétant à un train d'enfer aussitôt achevé leur cours quotidien. A ce rythme-là, et alors que les tournées les entraînent au loin des mois durant, quand les spectacles ne les retiennent pas au théâtre jusqu'à minuit, leurs relations avec Lyon sont quelque peu distantes : pour ces jeunes gens qui ont majoritairement entre 20 et 30 ans, c'est la vie tribale qui domine. «On s'intègre dans la troupe plus rapidement qu'ailleurs. L'atmosphère y est détendue, les rivalités quasi inexistantes», souligne un danseur. Car au sein de cette formation héritière d'une structure classique toute hiérarchie est en voie de disparition, pour répondre à un répertoire résolument contempo­rain. «Les candidatures affluent de tous côtés. Il n'est guère de compagnies de passage à Lyon qui ne voient plusieurs de leurs membres venir auditionner pour tenter de trouver chez nous un engagement», avoue-t-on à la direction du Ballet. Grâce aux quarante ouvrages de son répertoire, à ses liens avec des créateurs parmi les plus en vue, à ses tournées dans le monde entier, la dynamique du Ballet de Lyon est en effet irrésistible. «Favorisant la facilité d'adapta­tion, avance Yorgos Loukos, son directeur, l'ensei­gnement actuel et le décloisonnement des genres permettent aux danseurs d'aujourd'hui de s'ouvrir à des styles très différents. Ceux venus de Rudra, l'école de Béjart, en sont l'exemple le plus probant : formation classique mais liberté d'esprit, souplesse devant l'impro­visation, créativité correspondent parfaitement aux exigences de la troupe.»

La liberté d'esprit, il en faut devant un répertoire courant de Kylian à Lucinda Childs et bientôt Trisha Brown, en passant par Bagouet, Forsythe ou Mats Ek. Qu'il est donc loin ce temps où Maguy Marin souffrait de l'opposition des danseurs quand elle créait sa « Cendrillon », où brilla Françoise Joullié. Loin aussi ce début des années 80 où de fortes personnalités comme Maryse Delente, Mu­riel Boulay, Chantal Requena ou Jayne Plaisted restituaient au chef-d'œuvre de Kurt Jooss, « la Table verte », une force dramatique qu'on n'a plus revue depuis sur les scènes européennes. Au­jourd'hui, si la technique est plus brillante, les tem­péraments sont cependant moins typés.

Attirés par la renommée du Ballet de Lyon, Maïté Cebrian, de Valencia, et Miquel de Jong, natif de La Haye, sont encore émerveillés par leur parcours. «Si les débuts ont été difficiles, parce que nous ne nous exprimions pas en français et que les Lyonnais ne débordent pas de chaleur, l'insécurité s'est bientôt dissipée dans le travail. Après deux mois, nous étions sur scène dans "Petite Mort" de Kylian, et en deux saisons nous aurons travaillé les œuvres d'une bonne dizaine de chorégraphes, sans compter celles que nous créons aujourd'hui avec Meryl Tankard et notre camarade Alessio Silvestrin. Moi-même, ajoute la belle Maïté, je me suis vu trans­mettre le rôle de la «Carmen» de Mats Ek par celle-là même qui l'a créé, Ana Laguna. Et quel bonheur! Elle me l'a ensei­gné avec une fantaisie si extraordinaire, sans jamais rien m'imposer afin que je le comprenne selon mon cœur, qu'elle m'a portée à me surpasser.» Mais comment expliquer que cette compagnie ancrée, c'est vrai, dans le meilleur opéra de pro­vince soit en quelques années devenue la troupe qui tourne le plus au monde ? Par son histoire tout d'abord, qui com­mence lorsque Louis Erlo, il y aura bientôt trente ans, décide de l'émanciper en lui accordant une direction artis­tique autonome, et l'affranchit de ces pitoyables divertissements dansés au sein des ou­vrages lyriques qui sont les mouroirs du talent.

Avec la naissance à Lyon de l'Opéra nouveau survient donc celle d'un Ballet régénéré aussitôt confié à Vittorio Biaggi, puis à Mikios Sparemblek, chorégraphes aujourd'hui bien dépréciés, mais qui représentaient alors un courant novateur. A leur suite survient le néoclassique Gray Veredon, encadré par les deux mandats de la flam­boyante Françoise Adret qui avait animé naguère le Ballet-Théâtre contemporain. En invitant Mathilde Monnier et Jean-François Duroure avec leur explosif « Marna Sunday », elle inaugure la politique qui s'affirme encore aujourd'hui. C'est aussi sous son règne que triomphe la « Cen­drillon » de Maguy Marin, inépuisable succès acclamé à New York comme à Pékin, et qu'on réclame encore treize ans après sa création.

Dès lors, la réputation du Ballet de Lyon n'est plus à faire. Encore faut-il la soutenir. Quand Yor­gos Loukos débarque à Lyon à l'invitation de Jean-Pierre Brossmann, le directeur de l'Opéra, afin de seconder Françoise Adret, puis pour diri­ger seul la compagnie dès 1991, c'est l'originalité, l'éclectisme, la générosité de ses choix qui main­tiennent le Ballet à son firmament et font de son chef l'un des plus remarquables directeurs de troupe en Europe. Après que Bill T. Jones, à sa demande, eut succédé à Maguy Marin comme cho­régraphe-résident auprès du Ballet de Lyon, Loukos met fin à cette pratique qui ne s'est pas révélée aussi fructueuse qu'on l'aurait souhaité. Lui qui avait invité un Forsythe encore inconnu avec « Steptext » en 1986 établit des liens privilégiés avec des grandes figures comme Mats Ek ou Kylian, dont cinq ballets sont au répertoire lyonnais.

Ses prédilections le portent surtout vers l'école américaine. Lucinda Chiids, Karole Armitage, Susan Marshall, Ralph Lemon sont des invités dont il favorise par ailleurs les créations en les conviant avec leurs troupes au Festival de Danse à Cannes, devenu grâce à lui une brillante manifesta­tion. Sa curiosité le porte encore vers le Belge Fré­déric Flamand, l'Allemand Joachim Schlômmer, l'Espagnol Nacho Duato, le Suisse Martino Mùller, le Finlandais Tero Saarinen, qui créeront ainsi leur première chorégraphie pour une compagnie française. Mais quelle foi habite donc ce Grec, ce francophone venu étudier la philosophie à Paris que le hasard d'une audition conduit auprès de Zizi Jeanmaire sur la scène du Casino de Paris et qui y lève si bien la jambe qu'elle le persuade de mener une carrière de danseur?

Il se voit engager au Théâtre du Silence, danse la bacchanale de «Tannhàuser » au Festival de Bayreuth, gagne le Ballet de Marseille où il de­vient maître de ballet, avant de passer au Metropolitan Opéra et de débouler à Lyon comme assistant de Bob Wilson en 1984. Autour de lui, le Ballet de Lyon s'est métamorphosé. Des généra­tions de danseurs s'y sont succédé, mais l'esprit qui y règne est tel que la troupe est de celles, dit-on, où l'on demeure le plus longtemps. A moins que l'on ne s'y réinstalle, à l'image de Jocelyne Mocogni, soliste encore magique il y a peu dans «Solo for Two» de Mats Ek, et déjà maîtresse de ballet «d'une exceptionnelle qualité.»

 

RAPHAËL DE GUBERNATIS

24-30 DÉCEMBRE 1998

LE NOUVEL OBSERVATEUR