Rescapé de mano negra

 

Après l'aventure de la Mano Negra qui culmina lors de la tournée Cargo 92, Manu Chao nous revient en solo avec un disque plurilingue aux colorations européennes. Un regard aigu, critique et plurilingue sur le monde.

 

Formé en 1987, le groupe de la Mano Negra qui réunissait sept personnes autour des deux frères Chao, Manu et Tonio, connut un succès immédiat avec son premier disque, Patchanka (1988). Faisant preuve d'une grande inventivité musicale, mêlant allègrement le rock, le reggae, les influences latino-américaines ou moyen-orientales, il rassemble un public fiévreux dans tous ses concerts, double la mise en 1989 avec l'album Puta's fever (400 000 exemplaires vendus) : en trois ans le groupe a fait sa place, marqué son territoire, affirmé son originalité et son style. Il touche un public international et accumule les tournées, les concerts... En 1992, la Mano Negra participe à l'opération «Cargo 92», qui semble avoir été fatale au groupe, depuis lors resté silencieux.

 

MANU CHAO EN SOLO

 

Et voici que Manu Chao nous revient sans la Mano Negra, dans un disque ibériquement baptisé Clandestino. Né dans la banlieue parisienne, originaire de Galice, ayant roulé sa bosse un peu partout dans le monde, Manu Chao nous propose ici seize titres en quatre langues (l'espagnol, qui domine, l'anglais, le français et le portugais). La couleur générale n'est pas très gaie, les textes faisant écho aux réalités du monde. Clandestino, qui donne son titre à l'album, évoque la condition des travailleurs émigrés : «Para una ciudad del norte/yo me fui a trabajar/ mi vida la deje/entre Ceuta y Gibraltar» (je suis parti travailler dans une ville du nord, j'ai laissé ma vie entre Ceuta et Gibraltar)

Por el suelo commence par un extrait de discours du «sous-commandant Marcos», puis évoque, du Mexique aux Andes, la dure vie du peuple indien, avec une référence à la pachamama, la «terre mère» des Quichua. Un autre titre joue sur un néologisme espagnol, la «malegria», construit sur «alegria», joie, que l'on pourrait traduire par la «maljoie». Manu Chao parle ici de désillusion, ailleurs des difficultés de la vie à deux («pourquoi, pourquoi, même quand les gens s'aiment, il y a toujours des problèmes?»). Et partout le mensonge est présent: «Tout est mensonge dans ce monde» (Luna y sol), «mensonge le mensonge, mensonge la vérité» (Mentira). En bref, ce disque est résolument pessimiste. Le joueur de bongo quitte sa brousse pour la ville où il espère que l'on reconnaitra son talent mais n'y rencontre que moqueries, les couples se séparent et pleurent des larmes d'or... L'avenir? Une chanson semble l'évoquer, à propos des projets d'unification économique pan-américaine, mais le bilan, ici aussi, est bien sombre : «Welcome to Tijuana, te­quila, sexo y marihuana, welcome to Tihuana, con el coyote no hay aduana» (Bienvenue à Tihuana, tequila, sexe et marijuana, bienvenue à Tihuana, avec le coyote il n'y a pas de douane... » L'ambiance musicale est résolument latino-américaine, jouant surtout sur les cordes, les cuivres et sur le son acous­tique. Nous sommes entre Colombie et Mexique. Il y a dans cet univers comme des échos de soumission, d'acceptation, un fatalisme lourd, pesant. Qu'est-ce qui fait, pourtant, que ce disque paraisse presque optimiste ? Qu'est-ce qui fait que l'on se prenne à fredonner, à sourire ? Difficile à dire. En outre, peut-être à cause de l'utilisation des quatre langues signalées ci-dessus, cet album me parait à la fois optimiste (allez comprendre) et européen... Il constitue certes un bilan critique, mais surtout un regard aigu et plurilingue sur le monde.

 

Louis-Jean Calvet

Manu Chao, Clandestino, disque Virgi

Le Français dans le Monde ¹296