Coca-Cola, le champion mondial des soft-drinks, veut se payer Orangina. Pour la petite bouteille française, un nou­veau destin se dessine. Mais les concurrents de Coca, Pepsi en tête, s'ingénient à faire capoter l'opération. Secousses à prévoir.

 

C'est un véritable conte de fées, comme parfois l'industrie est capable d'en offrir. Orangina, la petite bouteille ronde qu'on aime secouer, est sur le point de se faire racheter par le géant Coca-Cola. Le roi incontesté de la boisson gazeuse veut offrir un destin mondial à la star française du softdrink, petit pan de notre histoire et idole des jeunes. Bref, faire en sorte qu'Orangina, une réussite française, puisse s'acheter dans le monde entier : dans la moindre mégalopole américaine ou dans le plus isolé des débits de boissons des Andes ou de Birmanie.

Cette bonne fortune ne fait ce­pendant pas que des heureux. L'affaire Orangina a suscité une véritable levée de boucliers. Le Conseil de la concurrence s'en est mêlé (voir encadré) et Dominique Strauss-Kahn, le ministre de l'Economie et des Fi­nances, devra trancher l'affaire avant le 18 septembre.

 

COUP DE JARNAC

 

L'opération est épineuse à plus d'un titre. Ce nouvel épisode de la guerre mondiale des softdrinks menace, en effet, de bousculer l'équilibre du mar­ché français. Dans la distribution, tout d'abord, où l'alliance Coca-Orangina offrirait au groupe d'Atlanta près de 75 % des linéaires de softdrinks dans les supermarchés. « Coca pourrait nous imposer ses prix encore plus fa­cilement », explique ainsi un respon­sable de la grande distribution. Autre problème, la concurrence. Même si Pepsi, le grand concurrent de Coca, garde 12 % des linéaires dans les grandes surfaces, sa présence en France pourrait tout simplement être remise en question. Car c'est un allié de vieille date d'Orangina qui assure sa distribution dans l'Hexagone. « De­puis 1992, Orangina réalise 25 % des ventes de Pepsi dans les cafés, les hô­tels et les restaurants, tempête Charles Bouaziz, le patron de Pepsi France. Ce secteur pivot représente 50 % de nos bénéfices annuels! » Les liens entre les deux entreprises sont si forts que, la veille de l'annonce de la cession d'Orangina à Coca par Per­nod-Ricard qui en est propriétaire depuis 1984, Orangina et Pepsi né­gociaient encore un renforcement de leur partenariat de distribution. Une annonce en forme de coup de Jarnac. Les produits du groupe d'Atlanta en France (Coke, Diet Coke, Coca sans caféine, Sprite, Fanta, etc.) représen­tent plus de 50 % de parts de mar­ché, contre 8,3 % pour Orangina et à peine 5 % pour Pepsi.

 

UNE NOUVELLE BATAILLE

 

C'est à se demander si les intentions de Coca-Cola sont aussi estimables qu'il veut bien le dire. Orangina était en effet la seule marque qui lui po­sait réellement des problèmes en France. Depuis dix ans, l'insolente pe­tite bouteille ronde n'hésitait pas à faire procès sur procès à Coca pour abus de position dominante. Une pro­cédure suit d'ailleurs toujours son cours. Sur le front des produits, Orangina n'a pas hésité à lancer - avec succès - un nouveau produit, Orangina rouge, destiné à capter la clien­tèle des adolescents, plus sensibles à l'image véhiculée par le cola que par la boisson française à la pulpe d'orange.

Deux ans après son lancement, Orangina rouge représente d'ores et déjà 15 % des ventes du groupe. Autre « coup », Orangina a réussi à s'imposer, avec Pepsi-Cola, dans tous les McDonald's de France - et dans les parcs de loisirs autres qu'Eurodisney - alors que, partout ailleurs dans le monde, c'est Coca-Cola qui règne en maître dans les officines du restaurateur rapide. En mettant la main sur Orangina, Coca-Cola fait d'une pierre plu­sieurs coups.

Chez Coca, on balaie ces critiques d'un revers de la main, en jurant que le groupe d'Atlanta ne met­trait pas 5 milliards de francs sur la table, soit un quart de ses bénéfices mondiaux et deux fois l'es­timation du prix d'Orangina, pour simplement faire taire un empêcheur de tourner en rond sur le pe­tit marché français. D'ailleurs, toujours d'après Coca, la décision d'acheter Orangina a été prise direc­tement à Atlanta. Au siège du groupe, on est très dis­cret sur l'affaire, mais on n'en est pas moins opti­miste sur l'issue de la ba­taille. Les problèmes franco-français ne doivent pas remettre en question une opération qui s'an­nonce extrêmement ju­teuse.

Officiellement, le rachat d'Orangina par Coca n'est qu'un nouvel épisode dans la guerre mondiale des boissons non al­coolisées, dont le dernier événement a été, il y a quelques jours, le rachat de Tropicana par Pepsi au canadien Seagram, pour la somme colossale de 20 milliards de francs, soit quatre fois le prix d'Orangina.

 

LE MARCHÉ DES SOFT-DRINKS

 

La petite bouteille ronde a un poten­tiel de développement extrêmement important. « Nous vendons actuelle­ment 100 millions de litres à l'étranger chaque année, explique Jacques Pfister, le PDG d'Orangina. Avec Coca-Cola, c'est entre 2 et 3 milliards de litres que nous vendrons dans le monde. » Même explosion des ventes prévue en France. Il se boit chaque année 200 millions de litres dans l'Hexagone, et Jacques Pfister pro­nostique un doublement de ce chiffre.

Comment ? Grâce au marketing et aux investissements publicitaires, un domaine dans lequel Orangina a pu faire quelques coups d'éclat, ré­cemment encore grâce aux publici­tés d'Alain Chabat, l'ancien des Nuls de Canal Plus. Orangina, dans le gi­ron de Pernod-Ricard, manquait de moyens. Si la croissance de la marque d'Aix-en-Provence a été de 7 % en 1997, alors que celle du marché n'a pas dépassé les 2 %, celle de Coca est exponentielle. En sept ans, Coca-Cola a multiplié par trois ses ventes en France ! Tout ça grâce à la puissance publicitaire. Aujourd'hui, les pubs Coca sont "partout : à la télévision, sur les affiches, dans les journaux. Mieux, Coke sponsorise tous les événements sportifs d'envergure. Même si, comme dans le cas du Tour de France, entaché par des affaires de dopage, le bénéfice n'est pas toujours évident.

Le grand avenir auquel pense avant tout Coca-Cola pour la petite bouteille française passe par les Etats-Unis, le premier marché du monde. 11 se vend plus de soft-drinks dans la seule ville de New York qu'en France et en Grande-Bretagne réunies. Les Etats-Unis, Orangina a bien tenté de s'y développer dès 1985, mais n'a ja­mais réussi à y percer. Par manque de moyens, justement. Diffuser un seul spot publicitaire sur l'en­semble du pays aurait absorbé la to­talité de son budget promotionnel. Avec Coca, plus de problème. Si au­cun chiffre ne circule, on sait que Coca veut mettre le paquet. L'ordre vient d'en haut.

Avec l'acquisition d'Orangina, le nouveau patron de Coca-Cola, Dou­glas Ivester, le successeur du my­thique Roberto Goizueta, décédé il y a huit mois, à l'âge de 65 ans, a trouvé l'occasion de réaliser son premier fait d'armes. Pour lui, Orangina est l'oc­casion d'imprimer sa marque au groupe. Orangina, c'est d'abord un produit naturel. Or, aux Etats-Unis sé­vit en ce moment la mode du New Age, qui recherche des produits tou­jours plus « bio ». Sur ce segment, Coca dispose surtout de Fanta, consi­déré comme trop chimique par ces nouveaux consommateurs. Autre in­térêt, la bouteille d'Orangina a une forme bien à elle, un nom qui se prononce dans toutes les langues et un mode d'emploi ludique : il faut la secouer pour bien mélan­ger la pulpe... De plus, comme le Coca-Cola, Orangina, lancée, en 1936, par Léon Beton, un pied-noir algérien négociant en huile d'olive, a une formule secrète inventée par un pharmacien, le bon docteur Trigo. Pour Coca, Orangina pré­sente de nombreuses correspon­dances, et il espère en faire une autre  poule  aux  œufs d'or. D'ailleurs, l'une des possibilités auxquelles réfléchit Coca-Cola, c'est de faire d'Orangina un « pre­mium », c'est-à-dire une boisson de luxe. Une corde qui manque jus­qu'à présent à la gamme du groupe d'Atlanta. Cela reviendrait à lais­ser Orangina sur sa gamme ac­tuelle de prix, soit, en moyenne, 15 % plus cher que les autres soft-drinks. Pour cela, bien sûr, il faut que l'affaire se fasse.

Chez Pernod-Ricard, on ne doute pas que la vente ira à son terme, car interdire l'opération re­viendrait, paradoxalement, à tuer la petite bouteille rondouillarde. « Il faut regarder ce qui s'est passé ces quinze dernières années en France, explique Alain-Serge Delaitte, directeur de la commu­nication du groupe. Beaucoup de marques nationales ont perdu du terrain face aux géants que sont Coca et Pepsi. Evian Fruité et Vittel Délices étaient leaders sur le marché, puis les colas ont tout em­porté. » Nombreux également sont ceux qui pensent que le gouvernement n'osera pas en­lever à Pernod-Ricard les 5 mil­liards de francs de la vente, in­dispensables à son devenir (voir encadré). D'autant que, si la vente a bien lieu, l'Etat de­vrait toucher 1,5 milliard au titre de la taxe sur la plus-va-lue !

Avant même que la ba­lance ne penche d'un côté ou de l'autre, l'affaire n'a pas man­qué de perturber le climat so­cial chez Orangina : les salariés ne savent plus à quelle sauce ils vont être mangés. Certes, si Coca emporte la vente, c'est le monde entier qui s'offre à eux, mais, dans le même temps, il y a fort à parier que, re­structuration aidant, tous ne feront pas partie de l'aventure. Sollicité par les représentants du comité d'entre­prise d'Orangina, Coca-Cola a dépê­ché son directeur des ressources hu­maines, Bill Yadlovski, pour calmer le jeu. Son arrivée en France le 25 mars n'a guère arrangé les choses. Le seul engagement qu'on ait pu ob­tenir de lui, c'est qu'aucun licencie­ment n'aurait lieu avant le... 31 dé­cembre 1998. Sa venue souligne cependant que Coca n'est pas prêt à lâcher prise. Les premiers chiffres pour Orangina montrent que, pour l'instant, l'affaire n'a pas eu d'inci­dence sur la production et la com­mercialisation durant les mois d'été, où la marque réalise traditionnelle­ment ses meilleures ventes. Mais jus­qu'à quand?

 

RECOMMENCER À ZÉRO

 

En fait, si l'affaire piétine, le grand per­dant ne sera pas Coca, mais Orangina, qui aura du mal à tirer un trait sur cette affaire qui l'a d'ores et déjà beaucoup secouée en interne. Pour appuyer son indispensable croissance et offrir à Pernod-Ricard le gros chèque dont il a besoin pour son propre développement, Orangina ne pourra donc faire autre chose que trouver un nouvel acquéreur. Bref, tout recommencer à zéro, sachant qu'il y a fort peu de groupes dans le monde capables de lui offrir une telle opportunité. La fin de l'été pro­met donc d'être particulièrement chaude pour la petite bouteille ronde...

 

Un avis de poids

 

Sitôt l'annonce du ra­chat d'Orangina par Coca, le 22 dé­cembre 1997, le dossier a été transmis au ministère de l'Economie et des Fi­nances. Les services de Bercy chargés du dossier ont finalement choisi, le

13mai, de le transmettre au Conseil de la concur­rence. Dominique Strauss-Kahn a alors an­noncé qu'il rendrait sa décision le 18 septembre au plus tard. Le Conseil disposait donc de quatre mois pour lui transmettre un avis.

Mais les choses sem­blent aller plus vite que prévu. Attendu pour le 14 septembre, l'avis risque fort de sortir dans les tout premiers jours du mois d'août. Voilà en effet plus d'un mois que les parties ont en main le rapport rédigé par le Conseil. De plus, mer­credi 29 juillet, a eu lieu l'audition de leurs propo­sitions.

Etaient présentes toutes les parties concer­nées : Pernod-Ricard, Coca-Cola, et ceux que le Conseil pouvait avoir jugé bon de convoquer, comme Pepsi et quelques représentants de la dis­tribution.

L'avis rendu ensuite peut prendre trois formes. Soit le conseil estime que cette acquisition ne porte nul­lement atteinte à la concurrence ; l'avis sera alors positif. Soit le Conseil estime que le projet " apporte au pro­grès économique une contribution suffisante pour compenser les at­teintes à la concurrence » ; dans ce cas, l'avis sera encore positif. Soit, enfin, le Conseil juge que ce rachat com­promet trop gravement la concurrence, auquel cas l'avis sera négatif.

Cette décision n'est que consultative : le ministre peut ne pas s'y conformer. Jusqu'à présent, ce n'est arrivé qu'une seule fois, en 1989. Alors que le Conseil avait dit oui au rachat par 3M de Spontex, Pierre Bérégo­voy, à l'époque ministre des Finances, s'y était finalement opposé. L.P.

 

Un jackpot de 5 milliards

 

Que va faire Per­nod-Ricard des 5 milliards de francs que lui rap­porte la vente d'Orangina ? Mys­tère. Le groupe est actuellement au cinquième rang mondial des groupes de vins et spiritueux. Si son classement est ho­norable, le marché est plus difficile que jamais. Surtout depuis la naissance, en 1997, deDiageo, fruit de la fusion de Guinness et de Grand Met. Diageo et ses 130 milliards de francs de chiffre d'affaires ont bou­leversé le marché. Les autres acteurs, Allied Domecq (Royaume-Uni), Seagram (Canada), Bacardi-Martini (Bermudes) et Per­nod-Ricard, sont obligés de réagir. En prenant de l'embonpoint. Au­trement dit, en fai­sant de nouvelles acquisitions. La situation de Pernod-Ricard est d'autant plus déli­cate que son indé­pendance pourrait se trouver mena­cée. Paul Ricard, le fondateur, décédé en no­vembre 1997, a transmis son patrimoine à 31 héritiers. En additionnant'les actions de ces der­niers et celles détenues par le personnel, la majo­rité des droits de vote est tout juste atteinte. Patrick Ricard, son fils, doit donc veiller à leur fidé­lité. Notamment en leur versant de copieux divi­dendes. Sinon, un autre groupe pour­rait profiter de la situation... L.P.

 

PAR LAETITIA PUYFAUCHER

AVEC OLIVIER BRUZEK

 

1er AOÛT 1998 LE POINT NUMÉRO 1350