Achevé pour la Coupe du Monde 1998, le stade de France de Saint-Denis est bien trop jeune pour avoir un passé. Mais il n'y a pas de doute : il s'agit là d'un lieu de mémoire en puissance. Pour s'en convaincre, il suffit de prendre un peu d'avance sur le temps.

 

Longtemps, nous n'avons pas voulu re­joindre le stade de France. D'abord, c'était à Saint-Denis, dans le 93, loin, bien trop loin du XIIe arrondissement, où nous habitions à l'époque. Ensuite, personne ne voulait vraiment de nous là-bas : le ministre des Sports, décourageant, pronostiquait des heures d'embouteillages ; la RATP, démoralisante, annonçait que nous serions serrés comme des cacahuètes sous vide dans les milliers de RER, métros et bus réquisitionnés ; la Fédération française de football, désespérante, proposait un match contre l'Espagne en guise d'inauguration.

Alors, c'est à distance que nous avons appris à aimer notre temple. Grâce à la télévision, qui suivait sa croissance au grand angle, rien ne nous fut épargné : ni l'évacuation des déblais (janvier 1995), ni l'enfouissement des armatures (août , ni le coulage des tribunes (février, ni la pose de la toiture venue de Pologne (août 1996), ni celle, enfin, de la pelouse grandie, en Seine-et-Marne (septembre 1997). Grâce à l'autoroute du Nord qui longe l'endroit, nous pouvions surveiller l'avancement des travaux au retour de nos week-ends à Doullens (Somme).

À le voir, comme ça, interdit, illuminé comme un monument de la République, nous avions fini par croire que c'en était un vrai, un palais de l'Élysée du jeu de la balle au pied, un Fort Knox de l'aile de pigeon, un Kremlin du penalty, un genre de plateau d'Albion de la reprise de volée dont l'accès était réservé aux huiles. Nous, nous étions juste bons à le voir passer - à la TV et sur l'autoroute. Nous, nous étions juste bons pour le Parc des Princes, les retransmissions en léger différé, la bière tiède, les chips gout pizza ramollies et les   ministres.

La preuve : nous n'avons même pas pu acheter une place pour la finale de la Coupe du Monde 1998. Et pourtant, c'est bien pour ça qu'il avait été construit ce stade, pour qu'un maximum de gens puisse y assister. À l'époque, les maitres du football avaient exigé qu'il contienne 80 000 places. Où sont-elles passées ? On ne l'a jamais su. De toute façon, sur un écran de télévision, c'est pas évident-évident de distinguer un supporter d'un invité. En plus, le jour de ce France-Brésil-là, tout le monde faisait la olà, même le président Chirac et le roi Pelé.

Après le Mondial, le charme n'était plus le même. Aller à Saint-Denis pour voir du rugby, ça ne cadrait pas. Faire le voyage pour renforcer les rangs des 3 000 supporters du Red star qui y avait élu domicile, ça ne nous tentait pas. Prendre le métro pour entendre Johnny Hallyday hurler sa douleur en Seine-Saint-Denis, ça ne nous chantait pas. Alors, nous sommes restés à la maison, à regretter le bon vieux temps du Parc, de Colombes et de Charléty, à râler après la télé en panne et le frigo qui réchauffe la bière.

Nous ne serions plus larrons, puisqu'il n'y avait plus d'occasions.

Et puis un jour, ce soir, on s'est décidé : on y est allé, là-bas, dans leur stade. Zut aux ministres et aux embouteillages ! Nous sommes le 10 mai 2027. L'Olympique gymnaste club de Nice vient de gagner la finale de la Ligue des champions. Le grand Real Madrid s'est incliné, battu 1-0. Vincent Gioria, le fils de Frédéric, le capitaine de l'équipe niçoise qui emporta, il y a trente ans pile, la dernière Coupe de France jouée au Parc (Laurent, Gilles et moi y étions, déjà), brandit le trophée. Je crois que nous pleurons de joie et d'effroi, aussi, un peu. C'est que nos souvenirs nous ont rattrapé.

 

Michel Dalloni

LE FRANÇAIS DANS LE MONDE N° 297